Portrait de femme...

Publié le par cynic63

Une réédition récente d'un roman "non-noir" de James M Cain, le brillantissime auteur, entre autres, de deux grands classiques: le facteur sonne toujours deux fois et Assurance sur la mort, ouvrages jouissant d'une grande notoriété, en particulier grâce à leurs différentes adaptations cinématographiques.
Ici, avec Mildred Pierce (dont je joins la couverture originale), Cain aborde un autre genre: le portrait de personnage...mais pas seulement. 

Californie, 1931, en plein coeur de la Grande Dépression. Mildred vit entourée de Bert, son mari, et de ses deux petites filles.....Elle n'a jamais vraiment travaillé malgré ses 28 ans. Une situation somme toute banale pour une femme blanche de la classe moyenne à cette époque. Cependant, Mildred ne supporte plus une situation qui la rabaisse: Bert entretient une liaison avec une veuve, ne travaille pas et contribue fort peu aux dépenses de la famille. Il a, en effet, perdu gros suite au krach de Wall Street et, ayant été élevé comme un rentier, il n'envisage pas de prendre un emploi. Cela est tout simplement contraire à sa perception des choses. Seule Mildred se débat pour faire face et assurer de maigres revenus grâce à un des seuls talents qu'elle possède: la cuisine. En effet, elle confectionne chez elle des "pies" sur commande et les livre à ses clientes, qui sont de la même classe sociale qu'elle.
Lors d'une dispute froide, Mildred somme Bert de quitter le domicile et d'aller vivre sa vie. Dès lors, la jeune femme va devoir se battre, se démener, tout faire pour garder la tête hors de l'eau et, surtout, satisfaire les goûts de luxe de Veda, sa fille aînée de 11 ans, qui manifeste déjà un caractère dur et sans concession.
Muée par une extrême bonne volonté mais peu consciente des difficultés qui attendent une femme seule, sans formation professionnelle spécifique, Mildred va alors arpenter les agences de placement, parcourir les annonces de journaux, essuyer des humiliations jusqu'à ce que le hasard lui donne un premier coup de pouce: elle prend un emploi de serveuse dans une petite cafétéria d'Hollywood, sympathise avec Ida, une serveuse expérimentée et rencontre Monty, un séducteur, en apparence membre de la bonne société.
Travaillant dur, se tuant littéralement à la tâche, Mildred doit en plus affronter une terrible tragédie personnelle mais aussi cacher à Véda la vérité sur le travail qu'elle exerce: l'enfant percevrait sa mère comme un être inférieur, une vulgaire domestique qui ne lui inspirerait que du mépris tant la honte serait partagée par toute la famille...Et c'est exactement ce qui se passe lorsque Véda découvre le secret de sa mère.

Mildred parvient, néanmoins, à regagner l'estime d'une fille qu'elle aime aveuglément -et c'est vraiment un euphémisme tant les sentiments de la mère pour l'enfant dépassent les limites du concevable-  lorsqu'elle décide de monter sa propre affaire, bénéficiant de soutiens divers, matériels, financiers et humains.
Les heures sombres semblent loin: le restaurant prospère, d'autres établissements ouvrent, Monty semble amoureux de Mildred, Véda s'épanouit tant sa mère ne lui refuse rien et lui permet d'approcher la Haute-Société californienne. En pratiquement dix années, Mildred parvient à devenir une femme d'affaires respectée doublée d'une mère dévouée à sa fille adorée...
Mais, on perçoit vite que cet accomplissement de l' "american dream" ressemble plus à un colosse aux pieds d'argile qu'à un édifice bâti pour durer et traverser les grandes dépressions de l'existence...


James M Cain
a composé un magnifique roman, certes très classique dans son écriture qui peut paraître, à certains moments, datée (la traduction de 1950 n'a pas été revue), mais qui prête à des niveaux de lecture multiples.

Tout d'abord, il nous donne à voir le combat d'une femme face à l'adversité, délaissée par un mari qui ne s'aperçoit pas de ses propres manquements, qui lutte pour exister, dans le sens le plus trivial du terme, et pour s'affirmer en tant que femme dans une société faite pour les hommes. Une femme qui, tantôt, se montre digne, tantôt, se plie aux règles sociales édictées par d'autres comme si elles étaient inscrites dans la pierre telles les tables de la loi. On perçoit toute l'ampleur des difficultés que Mildred doit affronter à la lecture de certains épisodes parlant comme, par exemple, lors de cette conversation avec Miss Turner, directrice d'une agence d'emploi, qui lui fait comprendre qu'il est déjà ardu pour une femme  hautement qualifiée de s'en sortir et qu'elle n'a rien pour elle.
De même, les multiples dialogues entre l'héroïne et Madame Gessler, une voisine qui l'apprécie, nous éclairent sur une certaine conception de la place de la femme américaine: "Cette chère vieille Nature, mon petit, nous savons tous qu'elle n'est pas folle. Car la femme libre ensuite retourne à la cuisine où est la place de n'importe quelle femme". On ne peut plus explicite, il me semble...

Ensuite, Mildred Pierce constitue un véritable roman tendant vers le drame familial, la perversité le disputant à la passion, la duplicité à la sincérité. Sincérité de Mildred pour sa fille qui, et on ne risquera pas d'interprétation hasardeuse, semble s'acharner à la détruire, y compris en se mettant elle-même en danger. Véda représente alors le Démon qui n'apparaît Ange qu'aux yeux d'une mère dont on se demande parfois si elle-même ne souffre pas de troubles affectifs graves, tant leur relation se conjugue au mode sado-masochiste...
Enfin, pour conclure, on peut, sans trop s'avancer, affirmer qu'on tient là un joli portrait de femme. Un portrait tout en contraste, en nuance, alternant les couleurs froides (les faiblesses de Mildred face à sa fille mais aussi envers les hommes) et les couleurs chaudes (ses forces, notamment son sens des affaires qui n'occulte pas sa générosité).

Cain
s'est montré sur ce point un portraitiste patient, soucieux du moindre détail relatif au décor comme à son héroïne, se révélant souvent ironique mais excessivement bienveillant pour elle même si, en filigrane, une critique de l'argent roi et de ceux qui le vénèrent apparaît sous sa plume.

lu dans le cadre de ce défi: link
Mildred Pierce (1941) de James M Cain (trad. Sabine Berritz), L'Imaginaire Gallimard (2009), 406 pages (+ DVD du film de Michael Curtiz avec Joan Crawford dans le rôle titre inclus)
  

Publié dans Portes du Noir

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L
<br /> Michael CurtiZ (et non Curtis). Fait partie de cette vague de cinéastes centre-européens (lui était hongrois, comme l'excellent André De Toth) qui a investi le Hollywood des studios pour donner le<br /> meilleur du cinéma, notamment noir.<br /> <br /> Je n'ai pas vu le film depuis des années et pas lu le livre de Cain depuis presqu'autant. Si j'avais le temps, je me programmerais l'un et l'autre pour les jours qui viennent. Merci pour le billet.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Oups une coquille que je vais corriger!!! D'autant plus que je le savais. Merci de me le signaler. Que d'Européens dans le Hollywood de l'entre-deux-guerres (dont Tourneur que j'aime beaucoup).<br /> En tous cas, c'est bien que l'Imaginaire joigne le film avec le livre. Pour 14 euros, je trouve cela presque donné <br /> <br /> <br />